6
D’habitude, pour retrouver quelqu’un, il suffisait d’interroger son bloc-poignet. Mais celui d’Ann était resté sur le bord de la caldeira d’Olympus Mons, au camp de base, près du cratère Zp où se déroulait le festival. Sax trouva ça plus qu’étrange. Depuis le début, à Underhill, ils portaient tous un bloc-poignet d’une sorte ou d’une autre, et Ann n’échappait pas à la règle, pour autant qu’il s’en souvienne. Il appela Peter pour lui poser la question, mais celui-ci n’en savait rien, évidemment. En tout cas, se déplacer sans bloc-poignet à leur époque était un comportement typique des nomades néoprimitivistes qui arpentaient la région des canyons et le littoral de la mer du Nord. Il ne voyait pas Ann vivre ainsi, comme au paléolithique. Même s’il n’était plus incontournable dans la plupart des endroits, la vie sur Olympus Mons exigeait un support technologique, et le bloc-poignet en faisait partie intégrante. Peut-être souhaitait-elle simplement couper les liens avec l’extérieur. Peter l’ignorait.
Mais il savait comment la contacter.
— Il suffit d’aller la dénicher.
Il éclata de rire en voyant la tête que faisait Sax.
— Ce n’est pas si terrible. Il n’y a que quelques centaines de personnes dans la caldeira, et quand elles ne sont pas dans un de leurs refuges, elles sont sur les parois.
— Elle fait de l’escalade ?
— Oui.
— Elle grimpe… pour le plaisir ?
— Elle grimpe. Quant à savoir pourquoi…
— Alors je n’ai qu’à aller examiner toutes les parois ?
— C’est ce que j’ai dû faire à la mort de Marion.
Le sommet d’Olympus Mons était resté à peu près intact. Oh, quelques refuges de pierre étaient bien tapis sur le bord et une piste avait été construite sur la coulée de lave du nord-est pour faciliter l’accès au cratère Zp et aux installations du festival, mais à part ça, rien ne permettait d’imaginer ce qu’il était advenu du reste de Mars qui, du bord de la caldeira, se trouvait sous l’horizon et était donc invisible. De cet endroit, le monde semblait se borner à Olympus Mons. Les Rouges avaient refusé de bâcher la caldeira, comme celle d’Arsia Mons. Le vent y avait forcément déposé des bactéries, peut-être même des lichens, mais sous une pression à peine supérieure aux dix millibars d’origine, ils n’étaient pas près de s’épanouir. S’il y avait des survivants, ça devait être surtout des endochasmolithes, et on ne les verrait pas. Les Rouges avaient de la chance que la verticalité stupéfiante de Mars maintienne la pression de l’air à un niveau si bas sur les grands volcans. C’était une technique de stérilisation gratuite et efficace.
Sax prit le train jusqu’à Zp, puis un taxi jusqu’au bord du cratère, un minibus conduit par les Rouges qui contrôlaient l’accès à la caldeira. Le véhicule arriva au bord du cratère et Sax plongea le regard dedans.
C’était une caldeira à plusieurs anneaux, et très vaste : quatre-vingt-dix kilomètres sur soixante. Il avait entendu dire que c’était à peu près la taille du Luxembourg. Le cercle central, qui était de loin le plus grand, était coupé par des anneaux plus petits au nord-est, au centre et au sud. Le cercle le plus au sud coupait en deux un anneau plus haut, légèrement plus ancien, au sud-est. L’endroit où ces trois parois incurvées se rencontraient passait pour le paradis des grimpeurs. C’était la muraille la plus élevée, qui passait de 26 kilomètres au-dessus du niveau moyen (ils préféraient utiliser l’ancien terme plutôt que de parler du « niveau de la mer ») à 22,5 kilomètres au fond du cratère. Une paroi de dix mille pieds, songea le jeune habitant du Colorado qu’avait été Sax.
Le fond de la caldeira principale était strié par un grand nombre de failles incurvées, concentriques : des crêtes et des canyons arqués, coupés par des escarpements plus droits. Ces détails avaient une explication : ils avaient été provoqués par les effondrements répétés de la caldeira, consécutifs au déversement sur les pentes du magma contenu dans le réservoir principal, sous le volcan. Depuis son perchoir, sur le bord, Sax eut l’impression de contempler une montagne mystérieuse, un monde en soi, où la seule chose visible était le vaste bord en arc de cercle et les cinq mille kilomètres carrés de la caldeira. Des anneaux superposés de hautes murailles incurvées et des fonds ronds, plats, sous un ciel noir, étoilé. Nulle part les parois qui les entouraient ne faisaient moins de mille mètres de haut. Elles n’étaient pas verticales. La pente moyenne semblait être d’un peu plus de quarante-cinq degrés. Mais il y avait des sections plus raides qui devaient avoir la faveur des amateurs d’escalade : des parois presque verticales, un peu plus loin, et même un surplomb ou deux, comme juste en dessous d’eux, au confluent des trois murailles.
— Je cherche Ann Clayborne, dit Sax aux deux conductrices fascinées par la vue. Vous savez où je pourrais la trouver ?
— Vous ne savez pas où elle est ? demanda l’une d’elles.
— Je sais qu’elle fait de l’escalade dans la caldeira.
— Elle sait que vous la cherchez ?
— Non. Elle ne répond pas aux appels.
— Elle vous connaît ?
— Oh oui ! Nous sommes de vieux… amis.
— Et qui êtes-vous ?
— Sax Russell.
Elles le regardèrent en ouvrant des yeux ronds.
— De vieux amis, hein ? fit l’une d’elles.
Sa compagne lui flanqua un coup de coude.
L’endroit où ils se trouvaient avait été opportunément baptisé Trois Murs. Juste sous le minibus, sur une petite terrasse en contrebas, il y avait un ascenseur. Sax le regarda avec ses jumelles : des portes verrouillées de l’extérieur, un toit renforcé. On aurait dit une structure des premières années. L’ascenseur était le seul moyen de descendre dans cette partie de la caldeira, si on ne voulait pas y aller en rappel.
— Ann se ravitaille à la station de Marion, dit enfin la fille qui avait bourré les côtes de sa camarade, à la grande indignation de cette dernière, d’ailleurs. Là-bas, vous voyez ? Ce petit carré, à l’intersection des canaux de lave du sol principal et de l’anneau sud.
C’était sur le bord opposé du cercle le plus au sud, qui portait le numéro 6 sur la carte de Sax. Il eut du mal à repérer le carré en question, même avec les jumelles. Et puis il le vit : un cube minuscule, juste un peu trop régulier pour être naturel, bien qu’il ait été peint du même rouge poussiéreux que le basalte environnant.
— Je le vois. Comment fait-on pour aller là-bas ?
— Prenez l’ascenseur jusqu’en bas, puis allez-y à pied.
Il montra donc au personnel de l’ascenseur le passe que lui avait donné la fille qui jouait du coude, et entama la longue descente dans le cercle sud. L’ascenseur était maintenu par une rampe fixée à la roche, et il était vitré, de sorte qu’il eut l’impression d’être dans un hélicoptère qui tombait, ou dans l’ascenseur spatial, à Sheffield. Le temps qu’il arrive au fond de la caldeira, l’après-midi tirait à sa fin. Il dîna tranquillement au refuge Spartiate du fond, en se demandant ce qu’il allait bien pouvoir dire à Ann. Cela lui vint lentement, bribe par bribe : une justification cohérente, qui paraissait convaincante, une sorte de confession, un cri du cœur. Puis, à son grand désespoir, il eut une absence qui effaça tout. Il était là, au fond d’une caldeira volcanique, un cercle de ciel noir, étoilé, circonscrit au-dessus de sa tête. Sur Olympus. À chercher Ann Clayborne, sans savoir quoi lui dire. La mort dans l’âme.
Le lendemain matin, après le petit déjeuner, il enfila une combinaison et poursuivit son chemin. Les matériaux avaient fait beaucoup de progrès, mais le tissu élastique était, par la force des choses, aussi moulant que celui des vieux walkers. Cette sensation kinesthésique suscita en lui tout un enchaînement de pensées, d’images fugitives : la configuration générale d’Underhill alors qu’ils érigeaient le dôme. Une sorte d’épiphanie somatique, un rappel de sa première sortie hors de l’Arès, dominée par la vision surprenante des horizons rapprochés et du rose marbré du ciel. Le contexte et la mémoire, encore.
Il s’engagea sur le fond de l’anneau sud. Ce matin-là, le ciel était indigo foncé, presque noir – bleu marine, disait le nuancier, drôle de nom pour une teinte aussi sombre –, et plein d’étoiles. L’horizon était une falaise ronde : au sud, un demi-cercle de trois kilomètres de haut, le quartier nord-est faisait deux kilomètres, le quartier nord-ouest un kilomètre seulement, très accidenté. Le spectacle était véritablement stupéfiant à tous égards : la rondeur des cheminées, l’exemplarité de la thermodynamique du refroidissement de la roche jaillissant du réservoir magmatique. Au milieu, les parois étaient vertigineuses. Elles paraissaient avoir la même hauteur dans toutes les directions, autre cas d’école, cette fois de la façon dont la perspective télescopait la perception des distances verticales.
Il marchait d’un pas régulier. Le sol de la caldeira était assez lisse, grêlé par des bombes volcaniques et des chocs météoritiques plus tardifs, creusé par des grabens peu profonds. Il lui fallait contourner certains d’entre eux, mais dans l’ensemble il pouvait aller tout droit vers la rupture de la falaise, dans le quart nord-ouest de la caldeira.
Il lui fallut six heures de marche pour traverser le fond du cercle sud, qui faisait moins du dixième de la surface totale de la caldeira, le reste invisible pendant tout le trajet. Aucun signe de vie, rien n’avait marqué le sol ou les parois de la caldeira. La netteté de toute chose révélait la ténuité de l’atmosphère, qui se situait autour des dix millibars primitifs. La nature était tellement intacte qu’il s’inquiéta des empreintes que laissaient les semelles de ses bottes, et s’efforça de marcher sur la roche, en évitant les plaques de poussière. Il était étrangement satisfaisant de voir le paysage primitif, rougeâtre, même si la couleur était essentiellement due à un enduit superficiel sur le basalte noir. Son nuancier ne lui était d’aucune aide pour ces mélanges étranges.
C’était la première fois qu’il descendait dans une de ces grandes caldeiras, et même les années passées dans les cratères d’impact ne l’avaient pas préparé à cette vision : la profondeur des cheminées, la verticalité des parois, l’aspect plan du fond. La taille même des choses.
Vers le milieu de l’après-midi, il approcha du pied de l’arc nord-ouest. La jonction de la paroi et du sol apparut au-dessus de son horizon, et, avec un vague soulagement, il vit l’abri cubique droit devant lui. L’indicateur de navigation de son bloc-poignet était très précis. Le trajet n’était pas très compliqué, mais dans un endroit aussi exposé, c’était agréable de découvrir qu’on suivait le droit chemin. Depuis son expérience dans la tempête de neige, il craignait toujours de s’égarer. Cela dit, il n’avait pas à redouter de tempête de neige, ici.
Il approchait de la porte fermée du refuge lorsqu’un groupe de gens émergea d’un goulet abrupt, d’une profondeur stupéfiante, dans l’immense paroi disloquée, et prit pied sur le sol du cratère à près d’un kilomètre à l’ouest. Quatre silhouettes, portant de gros sacs à dos. Sax s’arrêta. Sa respiration faisait un bruit assourdissant dans son casque. Il reconnut tout de suite la dernière silhouette. Ann venait au ravitaillement. Il fallait absolument qu’il trouve quoi lui dire. Et qu’il s’en souvienne, aussi.
Dans l’abri, Sax défit les attaches de son casque et l’enleva avec une sensation familière, fort désagréable, au creux de l’estomac. Chaque fois qu’il rencontrait Ann, c’était pire. Il se retourna et attendit. Ann finit par s’approcher. Elle ôta son casque, le vit et sursauta comme si elle avait vu un fantôme.
— Sax ? s’écria-t-elle.
Il hocha la tête. Il se souvenait bien de leur dernière rencontre, il y avait longtemps, sur l’île de Da Vinci. Il avait l’impression que ça s’était passé dans une vie antérieure.
Ann secoua la tête et réprima un sourire. Elle traversa la pièce avec une expression indéchiffrable, le prit par les épaules, se pencha et l’embrassa gentiment sur la joue. Quand elle se redressa, sa main, restée sur son bras gauche, glissa jusqu’à son poignet. Elle avait une poigne d’acier. Elle le regarda droit dans les yeux. Sax resta coi, et pourtant il aurait donné n’importe quoi pour lui parler. Mais il n’avait rien à dire, ou trop de choses, il ne savait même plus. Il avait avalé sa langue. Cette main sur son poignet était plus paralysante que n’importe quel regard noir, ou qu’une de ces remarques cinglantes dont elle avait le secret.
Puis ce fut comme si elle était parcourue par une vague et elle redevint l’Ann qu’il connaissait. Elle le regarda d’un air soupçonneux, puis inquiet.
— Tout le monde va bien ?
— Oui, oui, fit Sax. Enfin… je veux dire, tu as su pour Michel ?
— Oui.
Elle pinça les lèvres et, l’espace d’une seconde, il retrouva l’Ann noire de ses cauchemars. Puis une autre vague la parcourut et elle redevint cette femme étrangère, toujours cramponnée à son poignet comme si elle voulait lui arracher la main.
— Mais là, tu es juste venu me voir.
— Oui. Je voulais… te parler ! bredouilla-t-il, dans un effort frénétique. Oui, te-te-te-te poser des questions. J’ai des problèmes de mémoire. Je me demandais si je, si nous pourrions faire un tour ici, là-haut, parler. Marcher… ou grimper, ajouta-t-il en déglutissant. Tu veux bien me montrer la caldeira ?
Elle sourit. Une autre Ann, à nouveau.
— Tu peux m’accompagner, si tu veux.
— Je ne suis pas alpiniste.
— On prendra un itinéraire facile. On escaladera le couloir de Wang pour monter sur le grand cercle qui mène vers l’anneau nord. Je voulais y aller avant la fin de l’été, de toute façon.
— En fait, on est Ls 200. Enfin, je veux dire, ça paraît une bonne idée, balbutia-t-il, le cœur battant à deux cent cinquante pulsations-minute.
Le lendemain matin, alors qu’ils s’équipaient – Ann avait tout ce qu’il fallait –, elle indiqua son bloc-poignet et lui dit :
— Tiens, enlève ça.
— Mais… fit Sax. Je… ça ne fait pas partie intégrante du système de la combinaison ?
Si, mais elle secoua la tête.
— La combinaison est autonome.
— Semi-autonome, j’espère.
Elle sourit.
— Tu n’en auras pas besoin. Écoute, ce truc est une menotte qui te relie au monde entier. Elle te ligote à l’espace-temps. Aujourd’hui, tu te contenteras d’être dans le couloir de Wang. Ça suffira.
Et cela suffit, en effet. Le couloir de Wang était un large ravin érodé qui traversait comme un canal géant, fracturé, des replats dans des falaises plus raides. Pendant la majeure partie de la journée, Sax suivit Ann dans des gorges étroites, grimpant la plupart du temps à quatre pattes des marches qui lui arrivaient à la taille, mais il n’eut que rarement l’impression de risquer la mort, ou plus qu’une entorse, s’il tombait.
— Ce n’est pas aussi dangereux que je le craignais, dit-il. C’est toujours comme ça, l’escalade ?
— Ce n’est pas de l’escalade, ça.
— Ah !
Du coup, elle emprunta des passages plus raides, prenant des risques inutiles.
Et de fait, dans l’après-midi, ils arrivèrent à une courte paroi, coupée par des crevasses horizontales. Ann commença à grimper, sans cordes ni pitons, et Sax la suivit en serrant les dents. Vers le sommet d’une grimpette digne d’un gecko, le bout de ses chaussures et ses doigts gantés enfoncés dans des anfractuosités de la roche, il regarda en arrière, vers le bas du couloir de Wang qui lui parut tout à coup beaucoup plus abrupt dans son intégralité qu’il ne lui avait semblé à aucun moment. Tous ses muscles commencèrent à frémir d’un mélange de lassitude et d’excitation. Il ne pouvait faire autrement que d’achever l’escalade, mais il dut prendre des risques en changeant de position plusieurs fois de suite alors que les prises devenaient de plus en plus précaires, au moment où il aurait dû se presser. Le basalte gris foncé était très légèrement piqueté de rouille ou de brun. Il fit une fixation sur une faille située à un mètre au-dessus du niveau de ses yeux. Il devait utiliser cette faille. Mais aurait-il la place d’y glisser ses doigts, aurait-il assez de prise pour se hisser ? Le seul moyen de le savoir était d’essayer. Il inspira un bon coup, leva le bras et essaya. Elle n’était pas assez profonde. Il exerça une rapide traction, l’effort lui arrachant un gémissement, la dépassa en utilisant des prises dont il n’avait même pas conscience et se retrouva à quatre pattes, hors d’haleine, à côté d’Ann qui l’attendait tranquillement assise sur une étroite saillie.
— Tu ne te sers pas assez de tes jambes, commenta-t-elle.
— Ah !
— Ça t’a pris toute ton attention, hein ?
— Oui.
— Tu n’as pas eu de problèmes de mémoire, j’imagine ?
— Non.
— C’est ce que j’aime dans l’escalade.
Plus tard, ce jour-là, quand le couloir fut un peu moins abrupt et plus ouvert, Sax demanda :
— Alors, tu as eu des problèmes de mémoire, ces temps-ci ?
— Nous en parlerons plus tard, répondit Ann. Fais plutôt attention à cette anfractuosité, ici.
— Tu as raison.
Ils passèrent la nuit dans des sacs de couchage, dans une tente champignon transparente assez grande pour dix personnes. À cette altitude, sous cette atmosphère raréfiée, le matériau supportait 450 millibars de pression sans se gonfler exagérément. Le matériau transparent était beau, tendu, mais pas d’une dureté de pierre. Il aurait manifestement pu supporter une pression bien supérieure. Quand Sax se rappela les mètres de pierres et de sacs de sable qu’ils devaient entasser autrefois sur leurs abris pour les empêcher d’exploser, il ne put s’empêcher d’être impressionné par les progrès effectués par la science des matériaux.
Ann hocha la tête quand il le lui fit remarquer.
— Nous en sommes arrivés à ne plus pouvoir comprendre notre technologie.
— C’est compréhensible, je dirais. Juste un peu difficile à croire.
— Je vois ce que tu veux dire, convint-elle.
Un peu rassuré, il revint au sujet qui le préoccupait.
— J’ai ce que j’appelle des passages à vide. Des absences de plusieurs minutes, jusqu’à une heure, disons. Des trous de mémoire à court terme, apparemment liés aux fluctuations des ondes cérébrales. Et je crains que les souvenirs plus anciens se brouillent, eux aussi.
Pendant un long moment, elle ne répondit pas, si ce n’est pour grommeler qu’elle l’avait entendu. Puis :
— J’ai tout oublié de moi. J’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre, au moins en partie. Une sorte de contraire. D’ombre, ou d’ombre de mon ombre. Comme une personne qui aurait germé et poussé en moi.
— Que veux-tu dire ? demanda Sax avec appréhension.
— Mon contraire. Elle pense des choses qui ne me seraient jamais venues à l’esprit. Je l’appelle Anti-Ann, ajouta-t-elle timidement, en détournant la tête.
— Et comment la… caractériserais-tu ?
— Elle est… je ne sais pas. Sensible. Sentimentale. Stupide. Elle fond en larmes à la vue d’une fleur. Elle a l’impression que tout le monde fait de son mieux. Des conneries dans ce genre-là.
— Tu n’étais pas comme ça avant, hein ?
— Oh, non, alors ! Pas du tout. C’est vraiment nul, mais ça a l’air si réel. Alors voilà… maintenant, il y a Ann, Anti-Ann. Et… peut-être une troisième.
— Une troisième ?
— Il y a des moments où j’ai l’impression que ce n’est ni l’une ni l’autre.
— Et comment est-ce que tu… je veux dire, tu lui as donné un nom ?
— Non. Elle n’a pas de nom. Elle est fuyante. Plus jeune. Elle a moins d’idées sur les choses et ses idées sont… bizarres. Ni Ann ni Anti-Ann. Un peu comme Zo. Tu l’as connue ?
— Oui, répondit Sax, surpris. Je l’aimais bien.
— Vraiment ? Je ne pouvais pas la blairer. Et pourtant… il y a en moi quelqu’un dans ce genre-là. Trois personnes.
— Drôle de façon de voir les choses.
Elle éclata de rire.
— Tu n’avais pas un labo mental qui contenait tous tes souvenirs, rangés par pièce, par numéro de placard ou je ne sais quoi ?
— C’était un très bon système.
Elle eut un autre rire, plus dur, qui le fit sourire et l’effraya en même temps. Trois Ann ? Il avait déjà du mal à en comprendre une…
— Je suis en train de perdre certaines des pièces de mon labo, dit-il. Des pans complets de mon passé. Il y a des personnes qui modélisent la mémoire sous forme de réseaux et de nœuds, et il se peut que le système du palais de la mémoire fasse intuitivement écho au système physique en cause. Disons que, si on perd un nœud, tout le réseau environnant disparaît avec. Par exemple, dans mes lectures, il m’arrive de tomber sur une allusion à une chose que j’ai faite ; j’essaie de me rappeler à quelle époque, quels problèmes méthodologiques nous rencontrions ou je ne sais quoi, et rien ne me revient. C’est comme si rien de tout ça n’avait jamais eu lieu.
— Tu as des ennuis avec ton palais de la mémoire.
— Oui. Je n’avais pas prévu ça. Même après mon… mon problème, j’étais sûr qu’il n’arriverait jamais rien à mes facultés de… de réflexion.
— Ta machine à penser a l’air de très bien marcher.
Sax secoua la tête, en pensant aux trous de mémoire, aux absences, aux presque-vu, comme disait Michel, à ses moments de confusion mentale. La pensée n’était pas seulement une faculté analytique ou cognitive, mais quelque chose de plus général. Il essaya de décrire ce qui lui était arrivé récemment, et Ann sembla l’écouter attentivement.
— Et voilà. J’ai étudié les derniers travaux sur la mémoire. C’est devenu intéressant, je dirais même urgent. Ursula, Marina et les labos d’Acheron m’aident. Je crois qu’ils ont trouvé une chose susceptible de nous aider.
— Une drogue pour la mémoire, tu veux dire ?
— Oui.
Il expliqua l’action du nouveau complexe anamnésique.
— Et voilà. J’ai décidé de l’expérimenter. Mais j’ai acquis la conviction que ça marcherait mieux si certains des Cent Premiers se réunissaient à Underhill et s’y soumettaient également. Le contexte est très important pour la mémoire. La présence des autres pourrait être un atout. Tout le monde n’est pas intéressé, mais un nombre surprenant des Cent Premiers restants le sont, en fait.
— Ce n’est pas si étonnant. Qui ?
Il lui nomma tous ceux qu’il avait contactés. C’est-à-dire – triste constatation – la plupart de ceux qui restaient : une douzaine à peu près.
— Et nous aimerions tous que tu sois là aussi. Moi en particulier. Je le voudrais plus que tout au monde.
— Ça paraît intéressant, répondit Ann. Mais il faut d’abord que nous traversions cette caldeira.
En repartant, le lendemain, Sax s’émerveilla à nouveau de la réalité rocheuse de leur monde. Ses vérités fondamentales : les pierres, le sable, la poussière, les fines. Le ciel de chocolat noir, ce jour-là, et sans étoiles. Les longues distances que ne voilait aucune brume. Ce qu’étaient dix minutes. Ce qu’était une heure quand on ne faisait que marcher. Ce que ça faisait à ses jambes.
Autour d’eux, les anneaux des caldeiras montaient loin dans le ciel même quand ils furent au milieu du cercle central, à l’endroit où les dernières caldeiras, les plus profondes, ouvraient d’immenses baies dans la muraille circulaire. Là, la courbure de la planète était sans influence sur la perspective, se faisant pour une fois oublier, et les falaises étaient clairement visibles à trente kilomètres de distance. L’effet produit évoquait une sorte d’enclos, se dit Sax. Un parc, un jardin de pierre, un labyrinthe qu’une simple paroi séparait du monde extérieur, le monde invisible qui conditionnait tout à cet endroit. La caldeira était gigantesque, mais pas encore assez. On ne pouvait se cacher, ici. Le monde se déversait à l’intérieur, submergeant l’esprit malgré sa capacité de cent quintillions de bits. Peu importait l’immensité du système nerveux, un unique brin de pensée effrayée, de conscience pure, un câble vivant de pensée disait pierre, falaise, ciel, étoile.
La roche était maintenant crevassée par de larges fissures en arc de cercle dont le centre se trouvait au milieu de l’anneau central : d’anciennes fractures remplies de caillasse et de poussière. Ces failles faisaient de leur avance un vagabondage erratique, les obligeait à se frayer un chemin dans un vrai labyrinthe, un dédale traversé de crevasses et non de murailles, et pourtant aussi difficile à franchir.
Ils arrivèrent néanmoins au bout et au bord de l’anneau nord, qui portait le numéro 2 sur la carte de Sax. En plongeant le regard dans les profondeurs, une nouvelle perspective s’offrit à eux : la forme réelle de la caldeira et de ses encapements circulaires, la brusque plongée vers le fond jusque-là invisible, mille mètres plus bas.
Un sentier semblait descendre vers le sol de l’anneau nord. Mais Ann éclata de rire en voyant la tête qu’il faisait lorsqu’elle le lui indiqua : il n’était franchissable qu’en rappel. Ils n’auraient qu’à remonter et ressortir, dit-elle comme si ça allait de soi. La paroi de la caldeira principale était déjà assez haute. Ils pouvaient faire le tour de l’anneau nord et prendre un autre chemin à la place.
Surpris par son attitude conciliante, et assez soulagé, Sax la suivit vers l’ouest, sur le pourtour du cercle nord. Ils s’arrêtèrent pour la nuit sous la muraille de la caldeira principale, gonflèrent la tente et mangèrent en silence.
Après le coucher du soleil, Phobos surgit au-dessus de la paroi ouest de la caldeira comme un petit phare gris. Peur et Menace, quels noms !
— J’ai entendu dire que c’est toi qui avais eu l’idée de remettre les lunes en orbite, fit Ann depuis son sac de couchage.
— C’est vrai.
— C’est ce qui s’appelle restaurer le paysage, dit-elle d’un ton satisfait.
Sax se sentit un peu rasséréné.
— J’ai fait ça pour te faire plaisir.
— Je suis contente de les voir, dit-elle au bout d’un moment.
— Et Miranda, ça t’a plu ?
— Oh, c’était très intéressant.
Elle parla un peu de certains aspects géologiques de l’étrange lune. Deux planétésimaux, imparfaitement réunis par l’impact.
— Il y a une couleur entre le rouge et le vert, dit Sax quand elle se tut. Un mélange des deux. On l’appelle garance, ou alizarine. C’est une couleur qu’on voit parfois dans les plantes.
— Ah bon.
— Ça me fait penser à la situation politique. Il ne pourrait pas y avoir une sorte de synthèse entre le Rouge et le Vert ?
— Les Bruns.
— Oui. Ou les Garance.
— C’est à ça que devait ressembler la coalition entre Mars Libre et les Rouges, Irishka et les gens qui ont éjecté Jackie.
— Une coalition anti-immigration, poursuivit Sax. La pire combinaison de Rouge et de Vert. Ils vont nous embarquer dans un conflit inutile avec la Terre.
— Vraiment ?
— Vraiment, oui. Le problème démographique va bientôt être résolu. Les issei… Nous avons atteint la limite, je crois. Et les nisei ne sont pas loin derrière nous.
— Tu veux parler du déclin subit.
— Exactement. Quand notre génération en sera là, et l’autre après nous, la population humaine du système solaire sera réduite à moins de la moitié de ce qu’elle est à l’heure actuelle.
— Ils trouveront bien un autre moyen de tout fiche en l’air.
— Ça, sûrement. Mais le boom malthusien sera passé. Ce sera leur problème. Alors, provoquer un conflit, menacer de déclencher une guerre interplanétaire pour cette histoire d’immigration… c’est complètement inutile. C’est une vision à court terme. Il faudrait qu’un mouvement Rouge sur Mars se lève pour le dire, pour proposer d’aider la Terre à passer le cap des dernières années de surpopulation, ça éviterait aux gens de s’entre-tuer pour rien. Ce serait une nouvelle façon de penser à Mars.
— Une nouvelle aréophanie.
— Oui. C’est exactement ce qu’a dit Maya.
— Mais Maya est raide dingue, fit-elle en riant.
— Pas du tout, répliqua sèchement Sax. Elle est loin d’être folle.
Ann se tut, et Sax décida de ne pas insister pour le moment. Phobos se déplaçait à vue d’œil dans le ciel, remontant le zodiaque.
Ils dormirent bien. Le lendemain, ils entreprirent l’escalade ardue d’une étroite ravine qu’Ann et les autres grimpeurs Rouges considéraient apparemment comme un sentier de marche. Sax ne s’était jamais autant physiquement dépensé de sa vie, et même ainsi, ils ne parcoururent pas toute la longueur de la voie mais durent planter la tente en hâte, au coucher du soleil, sur une corniche étroite, et n’en ressortirent que le lendemain, vers midi.
Sur la large lèvre d’Olympus Mons, tout était comme avant. Un gigantesque disque plat, évidé, une bande de ciel violet au-dessus de l’horizon, si loin en bas, un zénith noir au-dessus. De petits refuges dispersés dans des bombes volcaniques géantes qui avaient été évidées. Un monde distinct. Une partie de Mars la Bleue, et puis non.
Ils s’arrêtèrent dans un ermitage habité par de très vieux Rouges de quelque ordre mendiant, qui vivaient apparemment là en attendant le déclin subit, après quoi leurs corps seraient incinérés et leurs cendres dispersées dans le jet-stream.
Sax fut frappé par ce fatalisme poussé jusqu’à son paroxysme. Ann dut éprouver la même impression, car elle dit, en les regardant manger leur frugal repas :
— Alors, ce traitement pour la mémoire, on l’essaye ?